> Julien VERHAEGHE
Des mondes sans cause ni certitude
De quelle façon une œuvre de sculpture parvient-elle à communiquer davantage que ce qu’elle montre ? Comment suggère-t-on des phénomènes réputés invisibles à partir de la matière, et que disent de telles sculptures du monde que nous habitons ? En posant ces questions, Nadya Bertaux fait partie de ces artistes qui, en restant attachés à la mise en œuvre de formes, de configurations et de situations visuelles, n’oublient jamais de s’enquérir du sens que peuvent revêtir leurs créations. Cette duplicité entre la matière et ce qui relève des idées, des impressions, de l’impalpable, est au cœur de son travail ; en sollicitant des forces de traction et d’étirement à partir de matériaux particuliers, en jouant donc des propriétés de torsion et d’élasticité tout en favorisant une sorte d’inflexibilité métallique, Nadya Bertaux s’empare d’un langage formel dans lequel les objets sont à la fois légers, aériens, et susceptibles d’être traversés par des forces intangibles comme l’air ou le vent.
Les œuvres affichent des structures qui soutiennent en leur sein des motifs réticulaires ou filamenteux. Un sentiment de neutralité voire de solennité se transmet dans la grisaille de fils d’aluminium qui interviennent au moyen de « techniques inventées ». La dimension partiellement géométrique des compositions contribue également à cette impression, de même que les éclairages, pensés de manière à laisser passer la lumière au travers des enchevêtrements de fils métalliques. Les ombres portées créent des effets de dédoublement qui donnent aux œuvres une forme d’altérité ; ces dernières semblent portées par des forces contradictoires mais complémentaires qui suggèrent la nature profondément antagoniste de toute chose. Le travail de déformation effectué au niveau des matériaux et la suggestion de forces mécaniques accentuent en outre l’impression d’avoir affaire à des compositions tout sauf inertes. Chaque pièce semble en effet habitée par la vie.
Un vocabulaire plastique qui confine à la lévitation est affirmé dans certaines œuvres. Ces dernières suggèrent en conséquence, de par les infimes mouvements de matière que l’œil est incapable de déceler, une sorte de respiration ; d’autres pièces jouent avec l’espace alentour en exploitant les vacillements subreptices des projections de lumière, à la manière des reflets aquatiques réverbérés par le soleil, de sorte que, là aussi, des mouvements extrêmement furtifs puissent caresser le regard. Ailleurs, la lumière qui traverse les cernes d’un maillage de fils métalliques, qui emprunte au lexique du vitrail, finit par projeter une arabesque d’ombres virevoltantes. Dans un autre registre, une série de dessins montre des éléments s’accumuler, se contorsionner, s’enchevêtrer, en mimant des trajectoires serpentines à la fois reflets d’une âme muselée par l’existence, et figurations d’un monde sans solution. Ici comme dans les autres compositions, les circonvolutions de fils qui s’emparent de la matière traduisent la proximité de l’artiste avec des préoccupations concrètes de nos vies quotidiennes.
Les œuvres aspirent à montrer ce qui en principe ne peut être vu : des forces dont on ne peut qu’observer les effets ; des mouvances que l’on devine naturelles, mais qui pourraient aussi bien être structurelles, sociétales que fictionnelles ; des phénomènes qui somme toute ne possèdent ni consistance, ni explication.
Ses créations contribuent également à l’édification d’un imaginaire singulier, celui du souffle, du vent, du passage, ce qui d’un côté donne la possibilité de convoquer des métaphysiques du devenir, de la transition et de l’éphémère, plutôt que de l’être, du dénouement et de l’éternel. De l’autre, c’est ce qui permet de solliciter des réalités qui dérogent avec une forme de rationalité, en esquissant des mondes sans cause ni certitude, des univers qui ne sont pas le fait des hommes seuls, mais aussi de la nature, du cosmos, du non-humain. À cet égard, peut-être n’insiste-t-on pas suffisamment sur le sens que revêt l’absence de représentation humaine dans les compositions de Nadya Bertaux, alors même que ces dernières affirment toujours une présence souterraine. Ce qui importe est l’idée de passage, d’acheminement, en tant que motif existentiel qui se pare d’incertitudes et d’aléas, et décrit notre véritable place en ce monde.
De façon privilégiée, les réalisations de Nadya Bertaux sont des œuvres de sculpture – du moins dans sa lecture la plus conventionnelle – mais semblent au rebours de ses principes, en proposant un langage plastique fait d’impermanence, de circulation et de translucidité. L’idée même de socle est refoulée, en proposant des œuvres en suspension ou en s’arrogeant des accrochages qui vont à l’encontre d’une logique de l’adhérence à un quelconque support. La pratique de Nadya Bertaux relève bel et bien de la sculpture, cependant, en rejetant quelques-uns de ses fondements, elle se perçoit tout autant pour sa nature exploratoire, aventurière, peut-être même anticonformiste ; elle se lit en tous les cas comme une invitation à ne pas se contenter de ce qui est déjà, en proposant plutôt une incursion du côté de tout ce qui reste à faire.
Julien Verhaeghe, 2022
Pour l'exposition "AVIS DE PASSAGE" Musée des Gueules Rouges