> Fernand FOURNIER
Les uvres de Nadya Bertaux invitent à une méditation sur
le temps, celui qui nous construit mais également nous détruit.
Par une magie propre à l'artiste, le temps ne cesse dans ses travaux
de devenir espace, et dans cet espace, comme dans une mémoire où
l'archaïque à l'instant fugitif se mêle, le vécu
d'une subjectivité inquiète prend forme et se met à
l'abri. Mais peut-être faudrait-il, pour mieux entrer en résonance
avec les intentions de l'artiste, glisser un regard dans son laboratoire où s'enfantent des uvres au premier abord bien énigmatiques.
Nadya Bertaux veut capter les énergies de l'âme, fixer dans la matière
et donner à percevoir ce qui gît dans ses plis et replis, en
évitant les trahisons induites par le recours au langage et aux outils
sophistiqués. Au commencement, il y a donc, revendiqué par
l'artiste, le contact intime, charnel même, avec la pâte à
papier qui est son matériau de prédilection. C'est à
la main, prolongement direct de l'âme, qu'elle est fabriquée
puis pétrie pour en tirer des feuilles qui seront toutes différentes
les unes des autres, et sur lesquelles les traces laissées par la
pression fiévreuse des doigts, vont pouvoir retenir tout un monde
de sensations, d'impressions et d'émotions.
Le vécu, avec ce qu'il a de plus insaisissable, se trouve par là
comme archivé dans la texture tourmentée des feuilles qui
sortent des mains de l'artiste. Mais si la plasticité du matériau
choisi épouse avec bonheur la fluidité de la vie intérieure,
sa fragilité, accentuée par sa blancheur d'albâtre,
est menace de mort prochaine. La perte, qui serait ici perte de soi, reste
toujours possible. Il semble que Nadya Bertaux, parce qu'elle est artiste,
ne puisse s'y résigner ; dans une époque désertée
par les dieux, l'art faillirait à sa mission s'il n'affrontait pas
l'inéluctable. Aussi est-ce dans une lutte contre la fragilité
insupportable de la matière même du papier que l'uvre
se construit, car il s'agit, en multipliant les signes, d'insuffler au vécu
existentiel enclos dans cette matière le pouvoir de s'arracher à
l'instant qui passe.
Que les feuilles reçoivent une forme géométrique devient
dans ce contexte une nécessité, la géométrie
leur donnant en héritage symbolique la capacité de transcender
le temps ; la figure du carré en particulier, par sa présence
dominante, dit à sa façon qu'une recherche de l'ordre le plus
stable possible est engagée pour faire reculer le spectre du chaos.
Mais cela ne peut suffire. La géométrie opère dans
le champ trop étroit de l'idéalité et de la pure visualité,
et la feuille de papier avec sa charge de subjectivité risque de
perdre en densité ce qu'elle a gagné en intemporalité.
Là réside, semble-t-il, la raison d'être des stratégies
de regroupements des feuilles de même format que l'artiste met en
uvre pour constituer des empilements et provoquer un effet de masse
où le tactile prend toute son importance ; tout se passe comme s'il
fallait défendre le vécu engrangé contre sa propre
volatilité, en disposant les feuilles les unes sur les autres afin
de créer par contiguïté l'équivalent symbolique
d'une continuité matérielle de type leibnizien, réfractaire
au néant et capable de vaincre l'angoisse de l'oubli.
Il arrive que Nadya Bertaux se serve de la métaphore du vent pour éclairer
sa démarche : le vent qui, au lieu de disperser la poussière,
l'accumule dans les coins et l'y maintient sous la forme d'amas qu'une certaine
beauté peut effleurer. C'est très exactement ce qu'en tant
qu'artiste elle aspire à réaliser, puisque les gestes qui
concourent à la naissance de l'uvre sont ceux-là mêmes
qui visent à recueillir les frémissements les plus secrets
d'une existence. Son travail a donc toutes les caractéristiques d'une
" recherche du temps perdu ". Mais encore faut-il que ces ensembles
ou empilements de feuilles de papier, dont l'épaisseur est celle
d'une vie, parviennent à résister aux forces qui ouvrent des
abîmes entre les choses. Nadya Bertaux a eu recours pour cette raison
à un métal, au fer qui, comme on sait, possède une
structure atomique particulièrement stable ; laissé dans son
état primitif, seulement teinté par le rouge brun de la rouille,
il indiquera, en passant, que l'on en n'a jamais fini avec le travail du
négatif. Le métal est convoqué pour mettre en sûreté
les feuilles de papier, soit en les soutenant, ou en les enveloppant à
la façon d'une armature quand elles sont entassées. Compagnon
et protecteur, il offre au papier sa rigidité qui est promesse de
rigueur et d'éternité.
Étrange association que celle-là. Mais c'est justement cette rencontre des
contraires qui va porter l'uvre à son achèvement. Exaltées
par la présence active du métal, les qualités esthétiques
du papier deviennent en effet capables de libérer une énergie
qui en change radicalement la nature. Nous n'avons plus affaire à
un matériau ordinaire, banal et sans valeur intrinsèque, mais
à quelque chose qui s'apparente à un objet sacré dont
il a les propriétés. Et le vécu qu'il a en charge en
est comme transfiguré : il a acquis dans cette opération mystérieuse,
que l'on pourrait nommer transsubstantiation dans le langage de la théologie,
un véritable statut ontologique qui le sauve des atteintes du temps.
Ni la forme géométrique en tant que telle, ni le seul recours
aux empilements n'étaient en mesure d'y parvenir. Pour cela, l'irruption
du sacré en lieu et place des feuilles de papier était requise,
car il n'y a qu'un espace sacré qui puisse suspendre le temps, le
rendre aussi immobile que l'Etre de Parménide, et élever le
vécu qui y est immergé au rang d'une réalité
indestructible.
Qu'importe dans ces conditions le caractère éminemment subjectif du travail
accompli par une artiste qui se confronte à un matériau pour
y inscrire des moments de son existence. Que les uvres achevées
se présentent aux yeux de tous comme dépositaires d'un vécu
habité par la puissance du sacré, le fait a pour conséquence
que le vécu accède à l'universalité et à
l'intemporalité. Il devient Mémoire, et les uvres sont
là pour nous inviter à rendre un culte aux potentialités
infinies de la mémoire. Il est clair que, comme dans tout culte,
joue la dialectique du fini et de l'infini. À ce titre, on peut légitimement
voir dans les uvres de Nadya Bertaux une interrogation sur la fragilité
de l'homme ou y repérer la montée d'une angoisse face à
une époque qui, marquée par l'obsession du profit à
court terme, ne cesse de disperser les choses, de les renvoyer le plus vite
possible à leur néant. Il n'en reste pas moins que l'artiste
place dans ses uvres, comme sur un autel et appelant l'adoration,
une mémoire qui relève d'une temporalité où
se devine la présence d'un arrière-monde ; peut-être
pour faire échec à la faiblesse humaine, mais sûrement
pour indiquer l'existence d'une transcendance avec sa part d'irrationalité
et d'énigme.
Une telle démarche suppose la référence à une
théologie de l'art. On est loin de certaines Avant-Gardes qui, au
nom d'un matérialisme exacerbé et d'un art pur, exigent que
l'uvre se livre entièrement en tant qu'objet au regard. Face
à cette radicalité glaciale, Nadya Bertaux cherche à
faire revivre la tradition très ancienne de l'art occidental, pour
laquelle le mode d'existence de l'uvre doit être déterminé
par son aura. Comme les artistes de l'Arte Povera, elle montre, par son
travail, que c'est seulement par l'emploi de matériaux et de techniques
très élémentaires, qu'il est possible de redonner aux
uvres ce pouvoir de fascination qu'elles avaient en des temps révolus,
quand l'art permettait encore la satisfaction des besoins spirituels et
religieux.
On comprend, dans cette perspective, l'intérêt et le sens métaphysique
que peut accorder l'artiste à une poétique de l'espace d'exposition.
En créant un réseau de tensions, qui sera perçu comme
un champ où dialoguent et s'affrontent des flux d'énergie,
cette poétique permet à la puissance du sacré qui embrase
les uvres de se manifester pleinement à la sensibilité
du spectateur. Ce serait cependant manquer la singularité du propos
de l'artiste, car s'il y a bien un rituel et un culte, la mémoire
en est l'objet, cette mémoire sans laquelle l'homme risque de perdre
son humanité...
Fernand Fournier, Paris, décembre 2004